L'industrie financière française en périlPar Grégoire Pinson - 29-03-2014
Trésorerie des grandes entreprises, sociétés de gestion… Des pans entiers de la finance parisienne se délocalisent à Londres.En juin, une soixantaine de salariés de la direction financière de Total feront leurs valises pour Londres. Les relations investisseurs et la gestion de la trésorerie de la plus importante capitalisation boursière française franchiront la Manche. Rude délocalisation, car elle mêle le symbolique – l’image financière du groupe se construira désormais en Grande-Bretagne – et des montants sonnants et trébuchants – en 2013, les flux de trésorerie de Total ont dépassé 21 milliards d’euros.
"Londres est une place à la fois financière et pétrolière, explique le groupe. On s’adapte donc à notre marché. Sur les 27 analystes qui nous suivent, 24 sont déjà à Londres." A commencer par ceux des banques françaises. "Elles y sont toutes et personne n’a rien dit", glisse Christophe de Margerie, le PDG de Total, quand on le titille un peu trop sur le sujet. BNP Paribas, qui travaille de longue date pour le groupe pétrolier, compte par exemple outre-Manche plus de 4.000 salariés sur le corporate & investment banking, 1.200 dans les securities services et plus de 200 dans la gestion d’actifs.
Eloignement des RothschildAutre départ de trésorerie, plus discret mais emblématique, le cas de Carlson Wagonlit Travel. Tout américain qu’il soit, le groupe avait conservé, depuis vingt ans, la gestion européenne de ses caisses à Paris, héritage de son acquisition de Wagonlit à Accor. Or, depuis trois ans, c’est la fin de l’exception française : les équipes passent le Channel doucement mais sûrement, vidant le siège du XVe arrondissement de Paris d’une partie de sa substance.
Des pans entiers de l’industrie financière quittent le sol français. La multitude d’anecdotes échangées dans le monde de la finance parisienne ne trompe pas. "Nous voyons de fidèles clients vendre leurs parts dans les fonds et partir à l’étranger, explique le responsable d’une société de gestion en vue. La fiscalité française n’explique pas tout." Résultat : lorsque la Compagnie Edmond de Rothschild décide de lancer une activité de private merchant banking – un mixte de banque d’affaires et de gestion de fortune –, c’est à son responsable international, Olivier Colom, que revient la mission. Pour une implantation à Londres.
Cap sur la capitale britannique aussi pour la petite mais multiprimée société de gestion HMG Finance – prix Lipper du meilleur fonds actions mondiales quatre ans de suite. Voilà plus de vingt ans qu’elle tente de convaincre les investisseurs institutionnels français de lui confier des fonds, avec un succès limité. "Le système français est très endogame, regrette Marc Girault, l’un des fondateurs. Il faut jouer sur les réseaux au moins autant que sur les compétences. On est in ou out."
Il y a huit ans, HMG parvient en revanche à séduire une caisse de retraite privée du Royaume-Uni. Sur cette base, les choses s’accélèrent en 2013. Implantée à Londres, la société décroche un mandat de gestion pour fonds pays émergents. "Si nous emportons d’autres nouveaux mandats de gestion, comme nous y travaillons, d’ici deux ou trois ans, 80% de notre activité se fera outre-Manche", parie Marc Girault.
Machine grippée"Dans le capital-investissement, il manque 6 milliards d’euros par an, alerte de son côté Louis Godron, président de l’Association française des investisseurs pour la croissance (Afic). Avant la crise, les levées atteignaient 11 milliards d’euros. Depuis 2009, nous sommes à 5 milliards d’euros en moyenne." Exemple : Sofinnova, spécialisé dans l’investissement au sein des biotechs, était parvenu à lever 385 milliards d’euros dans son cinquième fonds lancé en 2005. Sofinnova Capital VII, lancé en novembre 2012, ne pèse plus que 240 millions d’euros. La crise est passée par là. S’y ajoute une "sur-fiscalité qui affecte le secteur financier en France", a encore dénoncé le président de Paris Europlace, Gérard Mestrallet, lors d’une audition au Sénat le 19 février.
Résultat : des acteurs disparaissent ou s’unissent pour faire front, comme ACG, qui a absorbé Groupama Private Equity au printemps 2013. Mais l’ensemble de la machine se grippe. "Les équipes qui étudient des participations dans les fonds deviennent si peu nombreuses sur Paris qu’elles sont débordées par la demande, constate Nicolas Crespelle, président de la Fondation de l’université Pierre et Marie Curie, qui a lancé Quadrivium Ventures. J’avais pris rendez-vous de longue date avec le directeur d’une compagnie d’assurances pour la mi-mars. Il vient d’être décalé… au 14 mai ! Quand je travaille aux Etats-Unis, je décroche des rendez-vous le vendredi pour le lundi."
C’est cette pauvreté du réseau qui a incité Rothschild & Cie à ouvrir à Londres son activité de private equity. "En dehors d’Axa et d’Amundi, et bien sûr de BNP Paribas et Société générale, il n’y a plus guère à Paris de grandes institutions capables de drainer de l’argent pour des fonds", constate Marc-Olivier Laurent, le banquier dépêché dans la City pour développer cette nouvelle branche. "Le problème ne date pas d’hier, regrette Marc Girault, à HMG. Depuis la création de la retraite par répartition au lendemain de la guerre, la France souffre de l’absence de fonds de pension, cette indispensable épargne à long terme."
Un rebond possibleLe maintien des sociétés qui créent et commercialisent des fonds est d’abord indispensable pour le financement de l’économie ; mais c’est aussi une affaire d’emplois qualifiés à conserver. Les 613 sociétés de gestion agréées par l’AMF en 2013 comptent 83.000 personnes. "Ces postes reposent sur des filières solides pour lesquelles la France est internationalement reconnue, notamment pour les mathématiques financières, détaille André Lévy-Lang, ex-patron de Paribas, président de l’Institut Louis Bachelier, qui promeut la recherche en finance. Nous avons tant d’atouts à notre disposition : de grands établissements financiers, des formations solides, l’euro… et une importante dette nationale à gérer."
Pour l’ancien banquier, la place financière de Paris peut encore rebondir en tirant parti de l’inévitable retour de la titrisation, ce montage qui consiste à céder des créances à des investisseurs. "Nous avons les moyens et les compétences pour gérer de tels fonds de créances. Il faut saisir d’urgence cette chance", martèle André Lévy-Lang.
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