Barack Obama en difficulté face aux émeutes de Ferguson
19 août 2014 | Par Iris Deroeux
Le président américain s’est exprimé, lundi soir, au sujet des violences qui se poursuivent depuis plus d'une semaine à Ferguson (Missouri), après la mort du jeune Afro-Américain Mike Brown tué par la police. Il a usé du ton prudent habituel lorsqu’il aborde les problèmes de la communauté afro-américaine, au risque de sembler très effacé voire inconsistant. Il ne se rendra pas sur place, mais envoie le ministre de la justice, Eric Holder. New York, correspondance. « Cherchons à nous réconcilier plutôt qu’à nous blesser les uns les autres », a déclaré Barack Obama, lundi soir, dans un discours prudent appelant les manifestants au calme à Ferguson, Missouri. S’exprimant lors d’une conférence de presse, le président est d’abord revenu sur la situation en Irak, où une intervention militaire américaine a débuté le 8 août, avant de s’exprimer sur les manifestations et les violences qui se poursuivent dans cette petite ville du Missouri, depuis la mort du jeune Noir Michael Brown tué le samedi 9 août par un policier, dans des circonstances qui restent encore à éclaircir.
Barack Obama a fait la distinction entre des manifestations légitimes, garanties par la constitution américaine, et les débordements et les violences commises par « une petite minorité », « qui desservent la justice ». « Je comprends les passions et la colère qui ont surgi après la mort de Michael Brown, mais se laisser aller à cette colère en commettant des pillages ou en portant des armes à feu et même en attaquant la police ne sert qu’à faire monter les tensions », a-t-il déclaré.
Il a insisté sur l’enquête fédérale en cours sur la mort de Michael Brown et l’investissement du département de la justice dans cette affaire. Il a d’ailleurs annoncé que le ministre de la justice, Eric Holder, se rendrait sur place mercredi.
Barack Obama a ensuite évoqué le débat plus général suscité par cette affaire, portant sur les méthodes policières et les discriminations auxquelles fait face la communauté afro-américaine. « Je l’ai déjà dit auparavant, dans de trop nombreuses communautés à travers le pays, il existe un gouffre de défiance entre les habitants et les forces de l’ordre. Dans de trop nombreuses communautés, trop d’hommes de couleurs sont exclus et vus seulement comme des objets de peur », a-t-il déclaré. Avant de préciser que son administration faisait son possible pour y remédier, notamment par le biais de programmes comme Brother’s Keeper, lancé en février dernier, et devant aider de jeunes Afro-Américains à ne pas décrocher.
Mais ces mots n’ont eu aucun impact sur la situation à Ferguson. Au même moment, les manifestations se poursuivaient pour la neuvième journée consécutive, des marches s’organisaient dans la rue, sur les lieux où se sont déroulés les faits, devant des bâtiments officiels… Y défilent des habitants, des militants, des figures de la lutte pour les droits civiques ou encore des célébrités comme le rappeur Nelly.
Face aux manifestants, les autorités tentent différentes approches pour ramener le calme dans cette ville de banlieue de 21 000 habitants, située au nord de la métropole de Saint Louis. Sans succès. Comme le note le New York Times lundi, « les habitants semblent frustrés par ce changement continuel », donnant l’impression « qu’il ne sert qu’à aggraver des tensions de longue date » suscitées par les méthodes policières et les relations interraciales. Les habitants interrogés estiment que ça ne s’arrêtera pas tant que le policier impliqué ne fera pas l’objet de poursuites.
La tension est en fait montée d’un cran vendredi dernier, lorsque la police a révélé le nom de cet officier, Darren Wilson, tout en choisissant de dévoiler au même moment des images provenant d’une caméra de vidéosurveillance et un rapport faisant de Michael Brown le suspect d’un vol de cigarillos survenu dans une épicerie, quelques minutes avant sa mort. Sauf que la police a ensuite précisé que les deux événements n’étaient pas liés, que le policier ne savait pas que Brown était suspecté de vol lorsqu’il s’est approché en voiture de Michael Brown et de son ami, qu’il leur a demandé de monter sur le trottoir au lieu de marcher sur la chaussée, et que ceux-ci ont refusé. L'altercation a ensuite dégénéré.
Ces déclarations de la police ont déclenché une nouvelle vague de manifestations, certaines se transformant en affrontements violents avec les forces de l’ordre, en pillage et en actes de vandalisme. Le gouverneur de l’État a déclaré un couvre-feu, samedi soir, de minuit à 5 heures du matin. Lundi matin, il décidait d’envoyer sur place la Garde nationale afin d’assurer la sécurité des forces de police. Lors de son allocution, Barack Obama n’a d’ailleurs pas caché son scepticisme : il a précisé que cette décision avait été prise par le gouverneur et non par lui, et qu’il lui avait demandé d’utiliser la Garde nationale « d’une manière limitée et appropriée ».
Lundi encore, un rapport préliminaire d’autopsie était publié par le New York Times. Cette autopsie fut réalisée à la demande de la famille de Michael Brown, tandis que les conclusions du rapport officiel sont toujours attendues. Selon ce document, Michael Brown a reçu six balles dont quatre dans le bras droit et deux dans la tête. Des conclusions qui restent insuffisantes, « ce document ne raconte qu’une toute petite partie de l’histoire », a déclaré l’avocat de la famille Brown, Benjamin Crump. Mais pour les manifestants, c’est une nouvelle source de défiance à l’égard de la police, qui a jusque-là toujours refusé d’indiquer combien de balles Michael Brown a reçues et dans quelles parties du corps.
Accusé d'en faire trop ou pas assez
Ce refus de la police de communiquer ne fait en effet qu’attiser les tensions à Ferguson. Le ministre de la justice Eric Holder s’en est d’ailleurs lui-même inquiété dans un communiqué lundi, en déclarant : « Je trouve inquiétante la manière sélective dont les informations sensibles sont révélées depuis le début de cette affaire. » Il a en outre demandé qu’une troisième autopsie soit réalisée dans le cadre de l’enquête fédérale, une démarche rare donnant la mesure de la tension politique que suscite cette affaire.
Cela montre aussi qu’Eric Holder, afro-américain, connu pour avoir de très bonnes relations avec les représentants de la communauté afro-américaine venant du milieu associatif et religieux, est actuellement bien plus présent et offensif que Barack Obama. Et c’est bien lui qui se rendra sur place mercredi.
Ce choix n’est pas sans susciter de nombreuses interrogations. « C’est un moment intéressant dans votre présidence, pourquoi ne pas y aller vous-même ? » lui demandait ainsi la journaliste Ann Compton, de la chaîne ABC, lundi soir. Ce fut l’une des trois questions auxquelles répondit Barack Obama après son allocation, deux d’entre elles portant sur Ferguson et la troisième sur l’Irak. Le président prit le temps de répondre, mais en usant de la prudence habituelle lorsqu’il s’exprime sur des problèmes affectant la communauté afro-américaine.
« Je dois faire très attention à ne pas juger trop rapidement ces événements, avant que les enquêtes ne soient terminées », a-t-il expliqué, avant de rappeler qu’il ne pouvait empiéter sur la juridiction locale et que des enquêteurs locaux et fédéraux étaient en charge de l’affaire. Il est encore revenu sur les défis auxquels fait face la communauté afro-américaine, « avec des jeunes qui se retrouvent sans espoir, sans perspective économique », « des jeunes hommes qui ont plus de chances de finir en prison qu’à l’école ou avec un travail ».
« Ce que je peux faire, c’est m'attaquer aux racines de ces maux », a-t-il poursuivi, avant de souligner que le fonctionnement de la justice pénale devait être « observé de près ». « Que je sois clair, a-t-il ensuite précisé, des jeunes de couleur commettent des crimes et doivent être poursuivis (…), mais étant donné l’histoire de ce pays, on doit mettre en place des dispositifs de protection pour éviter les inégalités de traitement. »
Et Barack Obama de conclure en rappelant que finalement, ce dont il est « le plus fier », ce sont les lois qu’il a initiées ou soutenues alors qu’il était sénateur afin de changer les pratiques policières, notamment en obligeant l’enregistrement vidéo d’interrogatoires de police. Autrement dit, son action la plus significative remonte au début des années 2000, avant qu’il ne soit président.
Cette surprenante conclusion en dit long sur les difficultés du premier président noir des États-Unis à aborder les problèmes de discrimination et de racisme que connaît le pays. Ce président censé incarner – et souhaitant incarner – une Amérique ayant dépassé ses antagonismes raciaux se retrouve non seulement incapable d’être un tel symbole, puisque les tensions subsistent, mais aussi incapable d’améliorer la situation.
Il est dans une situation où il ne peut parler de ces problèmes sans se retrouver accusé d’en faire trop, notamment par le camp républicain, ou pas assez, entre autres par les porte-parole de la communauté afro-américaine.
D’autant que les sondages indiquent que ces sujets divisent grandement en fonction de la couleur de peau : une étude réalisée par le Pew Research Center montre que « la mort de Michael Brown, abattu par un officier blanc, soulève des problèmes importants au sujet de la race pour 80 % des Noirs et 37 % des Blancs interrogés ». Elle indique encore que « la réponse de la police au shooting a été trop loin pour 65 % des Noirs et 33 % des Blancs », et que « 76 % des Noirs et 33 % des Blancs n’ont pas ou ont peu confiance dans la manière dont l’enquête est menée ».
Plusieurs épisodes ont en outre rendu Barack Obama de plus en plus frileux sur le sujet. Dès 2009, il y eut l’arrestation du professeur afro-américain de Harvard Henry Louis Gates, alors qu’il tentait de rentrer chez lui en forçant sa serrure apparemment grippée. Barack Obama prit rapidement sa défense en déclarant que la police avait agi « d’une façon stupide ».
Cette réaction suscita de vives critiques, notamment de représentants de la police, mais aussi de certains de ses soutiens se disant déçus qu’il n’ait pas attendu d’en savoir plus sur les circonstances de cette arrestation. En quelques jours, la polémique fut telle que le porte-parole de la Maison blanche déclara que le président n’avait pas prévu cette polémique et n’en dirait pas plus.
Il y eut ensuite l’affaire Trayvon Martin, du nom d’un jeune Afro-Américain tué par balles en Floride en février 2012 par George Zimmerman, un habitant effectuant une ronde de surveillance du quartier. Alors que des manifestations éclatent, Barack Obama prend la parole en mars et déclare : « Si j’avais un fils, il ressemblerait à Trayvon », sans s’étendre sur l’enquête en cours.
Ce n’est qu’en juillet 2013, suite au verdict innocentant George Zimmerman, qu’il s’exprime longuement sur cette affaire, et parle de son expérience d’Afro-Américain. « Il y a très peu d’Afro-Américains dans ce pays qui n’ont pas fait l’expérience d’être suivis alors qu’ils faisaient leurs courses dans un supermarché. Y compris moi (…). Et je ne veux pas exagérer tout cela, mais ces expériences sont à prendre en compte pour comprendre comme la communauté afro-américaine interprète ce qui s’est passé ce soir-là en Floride », déclare-t-il, avant de lister les différentes pistes étudiées par son administration pour y remédier . Et il sera bientôt critiqué pour se faire l'avocat de la cause afro-américaine, plutôt que de représenter tous les Américains.
Cette fois-ci, alors que la colère gronde à Ferguson, que les analyses et prises de position se multiplient dans les médias, déplorant les méthodes policières ou annonçant la naissance d’un nouveau mouvement 3 afro-américain, Barack Obama choisit d'en dire peu. Au risque de paraître totalement effacé, voire inutile, et d’être jugé décevant. Peut-il faire autrement ? Sûrement, mais sans s’épargner d’intenses polémiques voire de nouvelles tensions, tant sociales que politiques.
Sur le sujet, il est bon de relire la longue enquête publiée par le New York Magazine en avril dernier, intitulée La couleur de sa présidence 3, dédiée à la question raciale sous Barack Obama, centrale et extrêmement sensible, au point de sembler indépassable. Optimiste, le journaliste Jonathan Chait concluait ainsi : « Obama tente de naviguer au beau milieu de cette dangereuse obsession raciale, qui est à la fois partout et nulle part. C’est un moment étrange, mais il est temporaire. Dans trois ans, le premier président noir passera le relais, le prochain élu sera très certainement blanc, et cela apaisera sûrement les suspicions mutuelles. À long terme, le changement générationnel fera son travail. La cohorte grandissante d’Américains partage des opinions plus libérales que leurs parents et grands-parents sur la race (…). Ce que nous traversons, ce sont les tourments d’une nouvelle nation pas encore totalement née. »
|