Voici un article du monde datant du 30/04
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Entre les statistiques économiques et la réalité du terrain, il y a parfois comme des incohérences. Comment expliquer sinon qu'en Chine, où l'on ne parle que de la flambée des prix des denrées alimentaires, certains paysans vendent cette année leurs légumes beaucoup moins cher qu'en 2010 ? Des cultivateurs de choux voient leurs revenus s'effondrer. Les médias rapportent l'histoire de ce village de la province du Henan où 1 500 tonnes d'épinards pourrissent à même le sol. Par quel mystère ? Une surproduction, dit-on, qui toucherait certaines localités. Sans doute l'exception qui confirme la règle...
Les maraîchers chinois n'ont vraiment pas de chance. Car le sujet numéro un, aujourd'hui, en République populaire, c'est bel et bien l'inflation. Un phénomène en train de s'emballer sous l'effet de l'envolée des prix des matières premières. La Chine n'est pas seule concernée. Inde, Brésil, Indonésie, Thaïlande, tout le monde émergent connaît cette valse folle des étiquettes. Les causes sont diverses, entre aléas climatiques, demande d'une industrie qui tourne à plein régime, populations en forte croissance et progression du pouvoir d'achat.
Or c'est un fait : l'oignon, dont le prix a triplé en quelques mois en Inde, pèse plus lourd dans le panier de la ménagère du Rajasthan que chez la Française ou la Japonaise. Les produits alimentaires comptent toujours pour 30 % à 40 % dans les dépenses des ménages des pays émergents. En revanche, là-bas comme chez nous, la mécanique de la spirale inflationniste est la même : la hausse des prix aiguise les revendications salariales. On a vu ces derniers jours, plusieurs centaines de poids lourds paralyser le port de Shanghaï pour protester contre la vie chère.
Cette inflation trouve un terreau idéal dans des économies au bord de la surchauffe. Des Etats pour lesquels la crise financière n'est plus qu'un vague souvenir. Les capitaux y affluent en masse, font gonfler les liquidités en circulation, nourrissent l'expansion excessive du crédit et le surinvestissement. Plus concrètement ? Ecoutons Nouriel Roubini, le "Dr Malédiction" de l'économie, nous livrer ses impressions glanées lors de deux récents voyages en Chine. Sur le site Project Syndicate, il évoquait mi-avril "les aéroports magnifiques mais vides (...), les autoroutes qui ne mènent nulle part, les milliers de nouveaux bâtiments colossaux du gouvernement, les villes fantômes, les fonderies d'aluminium flambant neuves gardées fermées pour éviter une chute des prix mondiaux".
En clair, pour M. Roubini, sous l'effet d'un crédit surabondant, l'empire du Milieu est devenu le royaume des "bulles". Une griserie qui ne peut pas éternellement durer : "Au bout du compte, vraisemblablement après 2013, la Chine connaîtra un atterrissage violent. Dans l'histoire, tous les épisodes d'investissement excessif - y compris en Asie du Sud-Est dans les années 1990 - se sont terminés en crise financière et/ou en longue période de croissance molle."
Nouriel Roubini a beau passer pour un expert ès catastrophes, il n'est pas seul à sonner l'alarme. Le cocktail surchauffe/inflation chez les émergents occupe beaucoup les esprits, ces temps-ci. Au sein des grandes organisations internationales et lors des colloques financiers, le sujet est à la mode. Mauvais signe. On murmure que Pékin ne joue peut-être pas tout à fait franc jeu en annonçant que la hausse des prix s'établit à 5,4 %. Les statisticiens officiels (est-il diplomatiquement correct de le dire ?) sont réputés enjoliver un peu la réalité. L'économiste Patrick Artus affirmait dans une note mi-mars que "la véritable inflation en Chine se situe autour de 8,5 %". Devant le Brésil qui prévoit plus de 6 % en 2011. Et juste derrière l'Inde qui en est maintenant à près de 9 % sur un an.
Les chiffres ont de quoi faire tourner la tête. Avec leurs taux de croissance mirobolants, ces économies ne sont-elles pas en train de foncer droit dans le mur pied au plancher ? Les pilotes sauront-ils freiner le bolide à temps ? Pour Roubini et consorts, c'est sûr, les banques centrales des émergents sont à la traîne. "Behind the curve", comme on dit en jargon financier. Autrement dit, elles ne serrent pas la vis assez vite, assez fort. Mal contrôlée, l'inflation risque de franchement déraper. Et d'obliger au bout du compte les autorités monétaires à durcir les conditions du crédit, au risque de porter un coup d'arrêt à la croissance. Pas de quoi se réjouir quand on sait à quel point ces pays sont la locomotive de l'activité mondiale. Car qui dit décélération, dit moins de consommation, donc moins d'importations.
Mais comme l'écrivait Paul Claudel, "le pire n'est pas toujours sûr". Certes, les banques centrales ont sans doute un peu tardé à "resserrer". Mais depuis un semestre, la cadence s'est accélérée. Au Brésil, les taux d'intérêt (12 %) sont les plus élevés du monde. En Inde, la Reserve Bank of India est déjà intervenue huit fois en un an. La Chine aussi, pourtant longtemps obnibulée par la peur de ralentir un peu sa croissance, s'y est mise à l'automne 2010. C'est dire...
Le pendant de cette nouvelle orthodoxie, la conséquence logique, c'est l'appréciation des monnaies. Quand les taux grimpent, les devises grimpent aussi. Le real brésilien, par exemple, a déjà été propulsé à des sommets. Même le yuan chinois se met à s'apprécier. Une revalorisation contrôlée, surveillée, pilotée par Pékin, mais une revalorisation quand même. Vendredi 29 avril, le yuan a clôturé sous le seuil psychologique de 6,50 pour un dollar. Un plus haut historique.
C'est le thème de la concurrence sur les marchés mondiaux qui se joue là. "Dans les économies émergentes, il va y avoir une détérioration très claire de la compétitivité, soit par la hausse de la monnaie, soit par la hausse des salaires", décrit Alain Bokobza, responsable de la stratégie d'investissement à la Société générale. Une "lueur d'espoir" pour la zone euro, surtout pour les pays ayant fait des efforts de réforme, estime-t-il : "Nous voilà peut-être au moment où nous allons pouvoir reconstruire chez nous un espace industriel." C'est le concept, très en vogue, d'économie "à deux vitesses" qu'il faut peut-être remettre en cause. "Il n'y a qu'une économie mondiale, insiste M. Bokobza. Et avec le ralentissement des pays en développement, nous entamons un processus très doux de convergence."
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